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Synthèse du journal de captivité de Jean-Claude Libert

par Cedric Naudet - Tous droits réservés ADAGP-Atelier Libert

 

 

Chronologie de l’offensive

L’offensive allemande commence le 10 mai 1940 par la Hollande, la Belgique et sur les bords de Meuse dans le secteur de Sedan. Dès le 13 mai, c’est la débâcle.
Les Allemands opèrent par coups de boutoir suivis de longues percées enveloppantes, selon la «tactique du chaudron». Par la brèche ouverte à Sedan, Guderian fonce vers l’ouest et atteint Boulogne le 22 mai. Les troupes françaises portées en Belgique et en Hollande en vertu des plans Dyle et Breda refluent vers Dunkerque. C’est la première grande nasse refermée sur les soldats de 1940.
130 000 français vont être évacués vers l’Angleterre, aux côtés de 200 000 Anglais.

Libert évoque dans son journal « la trouée allemande » mais pas la déroute (extrait du journal de captivité).

Le 25 Libert doit monter avec son unité relever le Commandant Pellegrin, juste en arrière de la frontière allemande, dans le petit village de Kerling-les-Sierck en Lorraine. Il s’agit de tenir un avant- poste frontalier qui surplombe la vallée de la Moselle.
Le 25, le combat fait rage. Faute de relève, isolées dans la débâcle, les unités de Libert et de Pellegrin se rendent après une nuit de combat.

Tous droits réservés ADAGP-Atelier Libert

 

Les raisons de la déroute et l’analyse de Libert

Les historiens évoquent 3 grandes causes pour expliquer la débâcle de mai 1940 (2) :

- Une « décadence « politique » : une droite hésitante (à tout le moins) dans le choix des véritables ennemis de la France (Hitler ou Staline- les Allemands ou les communistes) ; une gauche sensible, elle, au danger nazi, mais incapable de s’unir sur une politique entraînant ses alliés au lieu de se soumettre à eux et à leurs propres incertitudes (celles de l’Angleterre surtout, longtemps à la recherche d’un compromis avec Hitler et hostile à l’alliance avec l’URSS).

- Dans le domaine militaire, une stratégie défensive qui mettait l’armée française à la merci des initiatives de l’ennemi ; un attachement au front continu qui devait amener l’état-major à répondre par « petits paquets » à la stratégie de rupture et de débordement massif de l’ennemi; une inaptitude constante à réagir avec la vitesse requise aux nécessités d’une guerre de l’âge du moteur.
- Au surplus, les arrière-pensées politiques aggravaient le penchant au  défaitisme chez des hommes comme Pétain et Weygand, investis des plus hautes responsabilités militaires au moment crucial de la bataille, après avoir contribué, dans les années précédentes, à la mauvaise préparation au combat.

Libert aussi s’interroge sur cette débâcle. Le 5 juin, il accuse dans les pages de son journal :
« En France nous payons aujourd’hui vingt ans de politique de vieux. Une France jeune et moins asservie à l’argent et aux pots de vins aurait pu éviter la guerre. Ce sera probablement la révolution si la France est vaincue. Depuis plusieurs années, on nous bourre le crâne, comme d’ailleurs on bourre le crâne aux allemands ».
La première phrase fait sans doute référence à l’immobilisme de l’état-major.
La deuxième phrase est plus ambiguë : Libert dénonce à la fois la corruption de la classe politique (3) et le capitalisme financier (4).
Dès le début de sa captivité, Libert est exposé à la propagande des Allemands qui expliquent la guerre à leur façon « affaire de juifs et d’Anglais (5) , dans laquelle les Français sont des victimes auxquelles les Allemands et leur Führer ne veulent aucun mal. Mais Libert n’est pas dupe et ne se laisse pas séduire par ces arguments.

 

 

(2 ) Durand (Y.) Les prisonniers de guerre, Paris, Hachette, 1987
(3)  Depuis 1934 et l’affaire Stavisky, cette pensée est partagée par de nombreux français
(4) Une idée qui fait référence sans doute à la crise de 1929.
(5 ) Voir le 27 Mai

Carte des camps de prisonniers militaires

Géographie de l’emprisonnement

Plus de 1 800 000 soldats français ont été faits prisonniers en 1940.

Quelques 1 600 000 d’entre eux ont connu ensuite la captivité en Allemagne ; près de 1 000 000 pendant plus de cinq ans.
Libert aura connu 7 lieux différents durant son emprisonnement :

 

Son itinéraire de prisonnier à travers l'Allemagne:

 

1 Kerling=>   Combat et capture le 25 mai
2 Merzig=>    transfert vers la gare. Attente du transport dans la salle des fêtes du village (25-27 mai)
3 Mayence     Camp de transit (27/05-1er juin)
4 Saxe Hoyerswerda=> Oflag VIII D (3 juin-28 septembre 1940)
5 Edelbach en Autriche=> Oflag XVII A (28 septembre1940- 13 octobre 1942)
    (évasion manquée qui entraîne le transfert au Stalag XVII B)

6 Krems en Autriche=> Stalag XVII B (13 octobre 1942-17 septembre 1943)
7 Heidenheim=> mise en congé de captivité (17 septembre 1943/ 1945)

 

 

 

L’exercice de l’esprit. Une obsession pour Libert

Dès le 4 Juin et son arrivée à l’Oflag VIII D, Libert fait part de son envie d’occuper son esprit et de « s’évader » intellectuellement : « Ne pas perdre à tout prix son tonus intellectuel. Mais comment. Conférences ? Causeries ? Lire beaucoup, mais il faut des bouquins. Dans un mois nous recevrons des paquets, cela ira un peu mieux » relate-t-il dans son journal. Ou encore le 30 juin :
« Aujourd’hui matinée poétique avec Paul Céline et plusieurs bonnes volontés.  Pauvreté intellectuelle, effort louable. N’avoir qu’un but : perfectionner son intellectualité, mais avoir souci de sa qualité ».

Souvent il évoque ses envies d’art et sa soif de culture : sa carence forcée de musique (le 6 juin, le 14 juin). Ses nombreuses poésies montrent sa volonté de création, tout comme les nombreux portraits qu’il fera dans les camps.

Surtout, il  lit, beaucoup. Il évoque ainsi tout au long de son journal ses nombreuses lectures. Ces lectures étaient sans doute pour lui un refuge, un moyen de se refermer sur lui-même, une sorte de méditation.

 

 

Il n’indique pas comment il obtient ces livres. Selon l’historien Yves Durand « les bibliothèques étaient un élément indispensable à la vie culturelle […] Il s’en constitua de très fournies grâce aux envois de divers organismes d’aide aux P.G ».
La troisième occupation de Jean-Claude, après la lecture et la peinture, semble être le théâtre. Souvent, il évoque les pièces auxquelles il participe ou assiste. Le 28 Juin : « J’ai travaillé au théâtre équipe Marquet, Max Ingrand. Nous faisons des masques. Force de l’expression du masque de théâtre obtenue facilement. Le masque provoque l’émotion. »
Représentation le 16 août : « Réussite splendide au théâtre. Fantaisie rimée » et « la Jalousie du Barbouille » remarquable ». Le 15 février 41 : « Puis ce fut le théâtre : le Médecin volant, Montaudain et on ne saurait tout avoir », paris, le projet du Sicilien, du Barbier et de la Paris d’Aristophane »

 

Enfin, Jean-Claude évoque les nombreuses conférences auxquels il assiste. Les Oflags ont vu très tôt se former des universités de camps ou les différentes personnalités intervenaient, suivant leur domaine professionnel. Libert s'enthousiasme de cette activité intellectuelle, salutaire pour lui.

 

 

Des sociabilités diverses

Libert évoque par de rares moments ses fréquentations dans les camps. L’un des seuls camarades qu’il évoque est Viccurain (le 8 juin) : « J’éprouve de la sympathie pour Viccurain. Nous parlons théâtre. Pourquoi n’essayerons nous pas de jouer une pièce ? Cela passerait le temps d’apprendre les rôles. Musset ou Molière. »
Jean-Claude n’évoque qu’une seule et mémorable soirée en compagnie de camarades (le 5 octobre 1941) : « Dîner chez Brécard, Tourasi, Zévaco, Vallery-Radot, Mallon, Brenach ; Frayssynet ne vient pas. Atmosphère chaude de sympathie. Illusion d’être plus libre. Plus d’œil soupçonneux de l’alvéole voisine. Nous parlons du mouvement de jeunesse unique. Cela nous semble le meilleur moyen de remonter rapidement le courant. Tourasi endiablé. Nous partons nous coucher ».

Pourquoi si peu d’évocation de ses relations dans les camps ? Est-il replié sur lui-même ? N’estime-t-il pas intéressant de partager cela dans son journal ?

 

Une soif de spiritualité

Le drame individuel et collectif vécu dans la défaite n’incitait pas seulement les croyants à renouer avec l’exercice de leur culte ; il rendait un certain nombre d’incroyants sensibles au recours que peut apporter la foi contre l’absurdité du monde dans lequel les prisonniers se sentaient précipités.
Dès le début de sa captivité, Libert évoque cette soif de spiritualité : (le 9 Juin) Culte protestant en plein air. Grand réconfort.  Et ce thème revient régulièrement par la suite :
- le 1er juillet : J’ai lu la Bible aujourd’hui, en particulier l’Ecclésiaste et le cantique des cantiques. Quelle richesse poétique que celle de ce livre saint.
- le 4 juillet : Nécessité d'une vie profonde, nécessité de Dieu. Joie de pouvoir lire la Bible, de pouvoir prier aussi. Qu'est ce que la foi, je n'ai pas une grande foi, et pourtant, je crois, j'ai confiance et je veux prêcher la joie. Je ne crois pas à une religion triste, à une religion de sanctions, je crois à la joie.
- le 27 juillet : Et puis Jackie., il faut que je t’avoue quelque chose : ma chérie, j’ai fait un effort pour demander la foi. Oui, cela t’étonne, j’ai assisté aux offices, aux actions de grâce, je me suis forcé, mais je ne suis pas satisfait complètement. Je reviens à toi et souvent, je te parlerai de Dieu.

Espoir & désespérance

Libert alterne les phases d’espoir et de désespoir tout au long de sa captivité. Extraits choisis :


- Le 28 Juin : Tristesse d’une journée grise et du soleil caché. Oh ne laissons pas toutes nos vieilles idées noires nous envahir. Soyons fermes et résolus devant l’avenir.


- Le 4 juillet : Alternative d'espoir et de désespérance et pourtant, volonté de lutter, de garder sa joie, son espoir. Volonté. Profiter de ce temps mort pour écrire, mettre au point mes idées sur l'art, sur la poésie, sur la vie.


- Le 9 juillet : Il y a dans les yeux de chaque individu un infini de douleur et de souffrance, mais aussi un infini d'espoir et de bonne volonté. Souvenirs, regrets, remords, désir passent dans les yeux des hommes, mais aussi une immense aspiration vers quelque chose qui les dépasse, quelque chose qu'ils veulent mais dont la plupart se défendent au nom de la raison. Appeler cela foi, amour de l'art, croyance, c'est ce qui fait surtout la grandeur de l'homme. Comme c'est magnifique de contempler les yeux d'un homme qui a foi, d'un artiste qui œuvre; il existe, je le crois, une immense bonté dans le cœur de l'homme, mais chez la plupart qui ne se réalise pas.


- Le 6 juillet : Journée splendide, petits nuages, après lesquels s'amuse à courir l'esprit. Ciel pâle couleur de l'air. Je suis prisonnier et pourtant je chanterai volontiers la vie. Je crois en la vie, j'ai l'espoir, la foi en la beauté de la vie.


- Le 10 juillet : Journée fade, sans originalité; oh les longues journées d'attente, d'espoir, de longues heures où l'esprit attend.


- Le 23 juillet : Monotonie des journées qui ressemblent à l'autre, difficulté de fixer l'esprit sur un but défini. Nostalgie, espoir sur un but défini. Nostalgie, espoir du retour.


- 9 août : Pourquoi te cacher la détresse de certains soirs, la tristesse d’un jour monotone sans lettre. Mais chérie, tu es là pour me donner le merveilleux espoir. Cet espoir de te resserrer bientôt dans me bras. Et qui me donne le courage de supporter ces heures d’épreuves.


- 29 août : Une journée comme les autres ma chérie, une journée aussi fade que celle d’hier ou que celle de demain. Une journée d’attente et d’anxiété. Sais-tu ce que c’est que cette attente ; l’esprit tiraillé d’un côté et de l’autre, vers des espoirs puis vers la lassitude triste.
Il est difficile de garder une unité d’esprit, une égalité d’humeur dans de telles circonstances ; et pourtant cette unité, cette égalité, c’est par toi que je l’ai, toi ô ma très chérie, ma femme bien aimée. C’est tant le souvenir des nuits près de toi, du soleil de ton sourire par les journées grises. Et pourtant, le fait d’évoquer ton image me donne plus d’impatience pour te retrouver toute entière toi ma femme. Pour retrouver la douce chaleur de tes bras et les réveils magnifiques près de toi...